Pour comprendre ce que nous vivons en cette période de confinement ... seul, ensemble... le deuil collectif et le deuil anticipatif sont des notions qui expliquent bien ce mélange d’émotions que nous ressentons tous !
Il y aura un avant et un après. Il y a eu un avant et un après le 11 septembre. Un avant et un après la crise des subprimes. Un avant et un après les attentats de Paris, de Bruxelles, de Londres, … Et il y aura un avant et un après le COVID-19. Ce sont des moments charnières, après lesquels la vie reprend le cours d’une certaine normalité… mais une normalité différente. Le monde aura changé. Nous aurons changé… et pour un mieux, si possible. Mais pour l’instant, nous traversons une tempête de sentiments, d’émotions.
Je suis tombée sur un article particulièrement pertinent de la Harvard Business Review.
“Ce que nous vivons : un deuil collectif.” (D. Kessler)
Je partage avec vous donc sa traduction car le contenu en vaut la peine. Il nous éclaire sur ce que nous vivons : un deuil collectif. Et celui qui s’exprime sur le sujet n’est autre que David Kessler qui, avec Elisabeth Kübler-Ross, a défini ce que l’on appelle communément la courbe du deuil.
Kessler a également travaillé pendant une décennie dans un centre hospitalier à Los Angeles. Il est réserviste volontaire au sein de Réserve d’Experts pour le LAPD en tant que spécialiste des événements traumatiques et a servi dans les équipes de gestion des catastrophes au sein de la Croix Rouge. Son blog, www.grief.com reçoit plus de 5 millions de visites annuellement, depuis 167 pays”.
Scott Berinato, Rédacteur senior pour HBR s’est entretenu avec David Kessler.
HBR: Nous resentons tous aujourd’hui un certain nombre d’émotions. Est-ce correct de nommer ce sentiment “deuil” ?
Kessler : Oui et nous ressentons un deuil sous différentes formes. Nous sentons que le monde a changé et il a changé. Nous savons que c’est temporaire mais nous ne le ressentons pas de cette façon et nous savons que tout sera différent. Tout comme pour les aéroports qui ne sont pas les mêmes, avant et après le 9/11. Les choses changent et nous sommes au point précis où elles changent. La perte de la normalité, la peur du décompte économique, la perte de connexions. Cela nous frappe de plein fouet et nous sommes en deuil. Collectivement. Nous n’avons pas l’habitude de ce genre de deuil collectif.
Vous dites que nous ressentons plusieurs formes de deuil ?
Oui, nous ressentons un deuil anticipatif. Ce deuil anticipatif est ce sentiment que nous ressentons lorsque l’avenir s’annonce incertain. D’habitude, le deuil est centré sur la mort. Nous le ressentons lorsque nous recevons un diagnostic défavorable ou lorsque nous projettons le décès d’un proche. Le deuil anticipatif couvre aussi plus largement des futurs imaginaires : l’impression qu’une tempête arrive. Le sentiment que quelque chose de négatif va se passer. Un virus rend ce sentiment de deuil particulièrement perturbant pour nous. Notre esprit primitif sait que quelque chose de mauvais est en train de nous arriver mais ne peut pas le voir. Cela anéantit le sentiment d’être en sécurité. Nous expérimentons cette perte de sécurité. Je ne pense pas que nous ayons déjà expérimenté collectivement un tel sentiment d’insécurité générale. Individuellement, en petits groupes, nous le ressentons parfaitement. Et tout ceci est nouveau : nous sommes en deuil, au niveau micro et macro.
Que peut-on faire individuellement pour gérer ce sentiment de deuil ?
Comprendre les étapes d’un deuil est un bon début. A chaque fois que je parle des étapes du deuil, je dois rappeler que ces étapes ne sont pas linéaires et qu’elles ne se présentent pas toujours dans cet ordre. Ce n’est pas une carte mais cela fournit une sorte d’échaffaudage pour affronter un monde rempli d’incertitudes. Il y a le déni, qui se remarque très tôt dans le processus de deuil : “Ce virus ne va pas nous infecter”. Puis la colère : “Vous m’obligez à rester cloîtré chez moi et vous me volez ma liberté d’avoir des activités”. Ensuite la négociation : “Très bien, si je respecte la distanciation sociale pendant 2 semaines, cela ira mieux, c’est correct ? “. Et suit la tristesse : “Je ne sais pas quand cela se terminera” et enfin, l’acceptation : “Ok, la situation est bien celle-ci et il va falloir que je trouve une façon de m’en sortir“.
L’acceptation, comme vous pouvez l’imaginez, c’est le pouvoir que vous avez. Nous revenons en contrôle : “Je peux laver mes mains. Je peux garder une distance de sécurité. Je peux (apprendre à) travailler à distance“.
Quand il y a sentiment de deuil, il y a également une douleur qui peut s’exprimer physiquement. Et notre cerveau qui s’affole. Quelles sont les techniques pour rendre tout ceci moins intense ?
Revenons au deuil anticipatif. Le deuil anticipatif malsain est réellement anxiogène et c’est ce dont on parle pour le moment. Notre cerveau commence à nous envoyer des images telles que “Mes parents vont être malades”. Nous construisons des scénarios catastrophes en imaginant le pire. En fait, notre cerveau nous protège. Notre objectif est de ne pas ignorer ces représentations mentales ou d’essayer de les évacuer. Essayer de le faire ne fera que renforcer les efforts de notre cerveau pour nous confronter à cette réalité imaginaire et cela n’en sera que plus douloureux. Le but est de trouver l’équilibre dans ces pensées. Si une idée particulièrement négative se forme dans votre esprit, forcez-vous à élaborer à une pensée positive : “nous allons tous être malades mais globalement le monde continuera à tourner” ; “non, tous ceux que j’aime ne vont pas mourir” ; “peut-être qu’aucun de ceux que j’aime ne mourra parce que nous agissons tous de façon responsable“. Aucun des scénarios ne doit être ignoré. Mais aucun ne doit non plus nous dominer.
Le deuil anticipatif, c’est le principe de l’esprit qui se rend dans le futur et qui imagine le pire. Donc, calmez vos pensées et revenez dans le présent. C’est un conseil qui sera familier à tous ceux qui méditent ou qui pratiquent la pleine conscience… mais une fois ce conseil compris, on se rend compte à quel point il est pragmatique. Vous pouvez nommer 5 choses dans une pièce : un ordinateur, une chaise, la photo d’un chien, un vieux tapis, une tasse de café. C’est simple. Respirez. Réalisez que dans ce moment présent, rien de vous que vous aviez anticipé ne s’est produit. Dans ce moment présent, tout va bien. Vous allez bien. Vous avez de quoi vous nourrir. Vous n’êtes pas malade. Utilisez vous 5 sens et pensez à ce que vous ressentez : le bureau est dur, la couverture est douce. Ressentez l’air entrer dans vos narines. Cela marche réellement et aide à contenir la douleur.
Vous pouvez également réfléchir à lâcher prise sur ce que vous ne pouvez pas contrôler. Ce que fait votre voisin est en dehors de votre contrôle. Restez à 1,5m de lui est en votre contrôle. Concentrez-vous là-dessus.
Enfin, c’est une bonne période pour faire preuve de compassion. Chacun a différents niveaux de peur, de deuil et le manifeste de façons différentes. Un collaborateur a été vraiment agressif à mon égard il y a quelques jours et j’ai pensé : “Ce n’est pas de la faute de cette personne, c’est à cause de la façon dont on interagit. Je peux ressentir sa peur et son angoisse. Donc sois patient“. Soyons patients. Pensez à la façon dont la personne se comporte habituellement et non pas la façon dont elle se comporte en ces moments difficiles.
Un aspect particulièrement troublant de cette pandémie est qu’elle n’a pas de fin définie.
C’est un état temporaire. Cela aide de le dire et de le répéter. J’ai travaillé 10 ans en milieu hospitalier. J’ai été formé pour affronter des situations comme celle-ci. J’ai également étudié la pandémie de la grippe de 1918. Les précautions que nous prenons aujourd’hui sont les bonnes. L’histoire nous le dira. Nous survivrons. Nous devons aujourd’hui nous protéger, pas réagir avec exagération.
Et je crois que nous en trouverons le sens. J’ai été honoré que la famille d’Elizabeth Kübler-Ross me donne la permission d’ajouter une 6ème étape au processus de deuil : le Sens. J’ai parlé longuement avec Elizabeth de ce qui venait après l’acceptation. Je ne voudrais pas m’arrêter à l’acceptation si je devais traverser un deuil personnel. Je voulais trouver du sens dans ces heures les plus sombres. Et je pense que nous trouverons de la lumière dans ces moments obscures. Même maintenant, les personnes réalisent qu’elles restent connectées grâce à la technologie. Qu’elles ne sont pas aussi isolées que ce qu’elles pouvaient l’imaginer. Elles réalisent qu’elles peuvent avoir de longues conversations. Qu’elles apprécient les longues balades. Je suis persuadé que nous trouverons un sens à tout cela quand cela sera fini.
Que pourriez-vous dire à quelqu’un qui nous lit et qui se sent submergé par ce sentiment de deuil ?
Continuez. Continuez d’essayer. Il y a déjà quelque chose de très puissant de reconnaître ce sentiment et de le nommer “deuil”. Cela nous aide à ressentir ce qui se passe en nous. Tellement de personnes m’ont dit ces derniers jours : “je dis à mes collègues que j’ai du mal, que je vis difficilement cette situation” ou “j’ai pleuré la nuit passée“. Quand vous la nommez, vous aidez déjà à évacuer cette sensation. L’émotion a besoin de mouvement. (NDRL : Emotions need motion). C’est essentiel de reconnaître ce que nous traversons. Un sous-produit regrettable de l’auto-assistance, c’est que nous sommes la première génération à avoir des sentiments sur nos sentiments. Nous nous disons des choses comme : “Je me sens triste mais je ne devrais pas… il y a pire ailleurs, pire que ma situation“. Nous pouvons – et nous devons – nous arrêter au premier sentiment : “je me sens triste. Et je m’octrois un temps pour me sentir triste“. Votre job est de ressentir votre tristesse, et votre colère, et votre peur, même si vous êtes seul à ressentir cette tristesse, colère, peur. Se battre contre ce sentiment n’aide pas parce que le corps continuera à produire ce sentiment. Si nous permettons à nos sentiments d’arriver, ils vont arriver dans le bon ordre et cela nous aidera. Nous ne sommes alors pas des victimes.
Dans un certain ordre ?
Oui. Parfois, nous essayons de ne pas ressentir ce que nous ressentons parce que nous avons cette image d’un “gang de sentiments. Or, si je me sens triste et que je garde cela pour moi, en moi, cela ne passera jamais. Le “gang des sentiments” prendra le contrôle de mon esprit et de mon corps. La vérité est qu’un sentiment nous traverse. Nous le ressentons, nous l’exprimons et nous pouvons évoluer vers le prochain sentiment. C’est absurde de se dire que nous ne devrions pas ressentir de sentiment de deuil pour le moment. Laissons-nous vivre ce deuil… et continuons ensuite notre chemin.
Merci à Pascale Ledermann pour sa traduction, que je relaie sans hésiter !
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